L'interview Télémédecine 360 #4: Alexandre Mathieu-Fritz, sociologue du travail
Nous avons interviewé Alexandre Mathieu-Fritz sur ses travaux sur la télémédecine.
Pouvez-vous vous présenter brièvement ?
Je suis maître de conférences en sociologie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, chercheur au Laboratoire techniques, territoires et sociétés, le LATTS (UMR CNRS 8134), et depuis peu titulaire de l’habilitation à diriger des recherches (HDR). Mes travaux s’inscrivent dans le domaine de la sociologie du travail, des organisations et des groupes professionnels, et dans celui des TIC. Je suis membre du bureau de la SFT-Antel où je coordonne, avec Lina Williatte-Pellitteri, le domaine « droit, économie, sciences humaines et sociales ».
Pourquoi travailler sur le domaine de la télémédecine en tant que sociologue ?
Parce qu’elle se caractérise par des transformations inédites du travail et des organisations dans le monde médical. J’ai entamé mes travaux de recherche sur la télémédecine en 2009, aux côtés de Laurence Esterle, médecin et directrice de recherche à l’INSERM, qui cherchait alors un sociologue pour étudier une expérimentation pionnière, le développement du dispositif Télégéria reliant l’Hôpital européen Georges Pompidou et l’hôpital gériatrique Vaugirard Gabriel Pallez. Nous avons analysé les nombreuses transformations du travail et de l’organisation des soins qui étaient liées à l’intégration du dispositif de télémédecine. Depuis cette période, je me suis intéressé à diverses formes de télémédecine comme le télé-AVC ou la télé-expertise en dermatologie ; plus récemment, j’ai mené des recherches sur les téléconsultations en santé mentale (télépsychiatrie).
Pouvez-vous nous expliquer les travaux que vous menez ?
Mes recherches articulent trois niveaux d’analyse, à savoir les échelles micro- (analyse des situations, des interactions et des activités de travail), méso- (étude de l’organisation des soins et des groupes professionnels) et macro-sociologiques (analyse du contexte sociopolitique et économique). Au premier niveau – qui constitue mon entrée analytique principale –, je cherche à observer les transformations des interactions et des activités de travail associées à l’intégration des dispositifs de télémédecine. Ceux-ci constituent des « artefacts interactionnels » permettant à des individus distants géographiquement de se voir, de s’entendre, d’interagir ; dans le même temps, ils contribuent à restructurer fortement leurs interactions et leurs pratiques. Ce ne sont pas de simples outils qui viendraient équiper de l’extérieur les acteurs des soins, les effets de leurs usages ont bien plus de portée. Mon objectif est de rendre compte de ces divers changements qui requièrent de la part des protagonistes des adaptations et des apprentissages multiples. Pour ne citer qu’un exemple, on assiste lors des téléconsultations médicales à diverses formes de délégation. Le médecin situé à distance demande au professionnel de santé qui est aux côtés du patient de réaliser tout un ensemble de tâches cliniques nécessaires à l’élaboration du diagnostic. Pour ce faire, le premier va expliquer ce qu’il faut faire, guider les mouvements du délégataire par la voix, qui en quelque sorte devient ses mains, ses yeux et ses oreilles. Tout ceci ne va pas de soi : il s’agit de tâches qui sont considérées comme étant au cœur du métier et le délégataire n’est pas aussi spécialisé que le délégateur. Par ailleurs, mettre en place une téléconsultation requiert tout un « travail d’organisation » préalable, notamment un ensemble de micro-tâches de coordination (comme prévenir le service du patient, rappeler à ce dernier la tenue de sa téléconsultation, prévenir les différents médecins la veille et le jour même, etc.), pour s’assurer que les divers protagonistes se trouveront bien à un instant t de part et d’autre des écrans du dispositif, et ce, sans occasionner de retard ni de perte de temps dans un emploi du temps déjà chargé. Pour plus de détail, profil ResearchGate.
En pratique, quels impacts peuvent avoir vos travaux sur les activités de télémédecine ?
Mes recherches visent à lever le voile sur les mécanismes concrets (et progressifs) d’appropriation des outils de la télémédecine, mais aussi sur les phénomènes contribuant à freiner son développement. Ils permettent d’aller au-delà des interprétations en termes de résistance au changement, qui demandent le plus souvent à être approfondies pour percer précisément le mystère de ce qui résiste. Les difficultés peuvent être organisationnelles : on peut prendre l’exemple de projets initialement trop ambitieux (sur plus d’une dizaine de sites) qu’il est très difficile de mettre en place concrètement, car cela requiert de trouver des alliés, des porte-parole dans chacun des espaces de déploiement et de réaliser auprès de ces acteurs tout un travail de persuasion et de « traduction ». En outre, si l’on souhaite que les praticiens s’approprient le dispositif, il faut les convaincre qu’il est possible de réaliser du bon travail avec celui-ci et ce, selon les critères qu’ils se fixent eux-mêmes pour le définir précisément. Il faut laisser les usagers potentiels « problématiser les usages », c’est-à-dire leur offrir la possibilité de se concerter pour définir collectivement les types de problèmes concrets auxquels les usages du dispositif seront censés répondre. L’économie et la sociologie de l’innovation fournissent de précieux outils pour comprendre comment une innovation telle que la télémédecine peut se diffuser. Il est bon de rappeler que celle-ci est amenée à se développer dans un contexte qui valorise fortement, et depuis plusieurs siècles, la relation clinique, soit un contact physique direct du médecin avec le patient.
Que pensez-vous globalement du déploiement de la télémédecine en France ?
J’ai le sentiment que nous sommes aujourd’hui au milieu du gué, qu’une grosse partie du travail a déjà été réalisée. La page historique des pionniers semble être tournée ; nous bénéficions de leurs précieux enseignements. C’est la phase de « l’institutionnalisation » qui lui succède : la loi HPST et le décret de 2010 consacrent juridiquement la télémédecine et en fixent précisément le cadre, la tarification des actes se met progressivement en place. Sans parler du rôle très actif de la SFT-Antel, nombre d’institutions, d’associations professionnelles et d’instances ou de représentants politiques promeuvent ou encouragent aujourd’hui le développement de la télémédecine. Mais parallèlement (et nécessairement), les phases d’incitation et d’appropriation – qui précédent l’institutionnalisation – se poursuivent en divers lieux et les problèmes de travail et d’organisation, qui sont multiples, n’ont pas disparu. On le constate notamment lorsque l’on observe le nombre relativement important de dispositifs de télémédecine qui tournent en sous-régime ou qui n’ont jamais fonctionné réellement. Dans ce contexte, le sociologue a vocation à tenter d’éclairer toutes ces transformations et ces difficultés, notamment en accompagnant les porteurs et les coordonnateurs de projet, en les aidant, par exemple dans le cadre d’évaluations socio-organisationnelles, à formuler des solutions pratiques face aux problèmes rencontrés.